Quand le COVID-19 interroge l'entraide et la compétition dans notre société
- Etudiant
- 21 avr. 2020
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Le 15 mars 2020, réagissant aux phénomènes de pénuries alimentaires dans de nombreux supermarchés en France, le ministre de l’Economie et des Finances Bruno Le Maire a appelé l’ensemble des français à avoir “le sens des responsabilités”. Ces pénuries alimentaires provoquées par les comportements “irrationnels” et “irresponsables” des français voulant se prémunir contre une crise globale qu'engendrerait la crise du COVID-19, ne sont pas nouvelles. En effet, chacun de nous a déjà pu voir de telles images qu’il soit amateur de films (Mad Max, Je suis une légende...) ou de séries (L’effondrement, The Walking Dead …). Toujours est-il que nous sommes habitués à de tels comportements tant dans notre imaginaire culturel que dans notre vie tangible, à tel point que ces comportements en deviennent parfois la norme. La ruée sur les supermarchés lors de la folie consumériste du black friday en vient ainsi à prendre un trait amusant en dépit du caractère malsain et irréel de cette compétition pour l’obtention du dernier bien de consommation à la mode. On retrouverait ainsi dans ces comportements de compétitions qui émergent en temps de crise la validation de la thèse de Thomas Hobbes pour qui “l’homme est un loup pour l’homme”. La compétition ne serait alors que l’essence même de l’être humain qui, face au danger ne cherche qu’à sauver sa propre vie sans se soucier des autres.
Il convient pourtant de mettre en exergue un autre type de comportement qui a su émerger au cours de la crise du COVID-19. En effet, partout dans l'hexagone on a vu surgir des comportements d’entraide, d’altruisme. Que ce soit certains français qui confectionnent des masques pour aider les soignants à se protéger au cours de leur travail, que ce soit un autre bon nombre qui applaudit et remercie les soignants pour leur investissement ou que ce soient d’autres qui organisent des réseaux d’entraide pour aider les personnes vulnérables et dans le besoin, tous semblent privilégier les comportements prosociaux aux comportements de compétition voire de prédation. Cet élan d’entraide en plein d’une crise sanitaire globale peut se voir comme l’autre face de la nature humaine. L’être humain en temps de crise renouerait ainsi avec sa nature altruiste en aidant son entourage pour faire face ensemble à la crise. Toutefois analyser et tenter de comprendre le pourquoi du comment des phénomènes d’entraide et de compétition en les résumant à une simple question de “nature humaine” ne permettent pas d’une part de les expliquer pleinement et d’autre part d’en ressortir des mesures politiques et sociales pour faire face, de la meilleure des manières aux différentes crises qui peuvent nous toucher. Car en effet, ces comportements altruistes ou compétitifs influencent la résilience (capacité à faire face aux chocs) des individus mais aussi de la société en général à l’égard des crises. On voit ici à quel point la question est importante et mérite d’être posé puisque favoriser tel ou tel comportements plutôt altruiste ou compétitif aurait un impact sur notre capacité à gérer les crises qui nous touchent.
Nous nous essaierons donc à comprendre comment les phénomènes d’entraide et de compétition ressortent en temps de crise. Quels impacts ces différents comportements ont-ils sur la vulnérabilité des individus et de la société face aux crises en tous genres. Pour enfin, percevoir des actions voire un modèle de société qui pourrait améliorer la résilience de nos sociétés face aux crises qui risquent de se faire plus fréquentes.
Une culture de la compétition
Il est très intéressant d’observer comment sont construits nos imaginaires collectifs et quelles réponses apportent-ils pour faire face aux crises . On l’a vu plus haut, les imaginaires post-apocalyptiques présents dans les films, séries, livres, etc nous imposent pour la plus grande partie d’entre eux des imaginaires où la compétition et la “loi du plus fort” règnent en maître. Difficile en effet d’imaginer qu’en cas de pénurie alimentaire où la faim ronge chacun d’entre nous, que certaines personnes puissent partager et aider leurs voisins au risque de se condamner eux-même à mourir de faim. Sa propre survie justifie à peu prêt tous les actes imaginables même si ces derniers se font au détriment de l’autre. L’humanité dans ce contexte n’est qu’un lointain souvenir et le “chacun pour soi” devient le mot d’ordre pour assurer sa propre survie. Sans aller jusque-là, on peut légitimement affirmer qu’un puissant esprit de compétition est présent en nous et peut-être exacerbé en période de danger. La question est alors de savoir pourquoi nos imaginaires sont construits de cette manière. Bien plus que s'interroger sur le caractère naturel ou pas de ces comportements, il est nécessaire de mettre en lumière les récits qui nous habitent déjà. Car en effet nos imaginaires ne sont que le fruit d’histoires, de récits, de mythes collectifs qui se diffusent en masse dans notre société.
Il n’est pas nécessaire d’attendre un climat de crise pour pouvoir observer des comportements de compétitions voire de prédations. Ces derniers en sont même grandement encouragés. On le sait, toute l’organisation de notre société est bâti autour d’une seule science : la science économique. Dès lors, la théorie économique qui tient plus de la politique que de la science pure influence grandement la nature de notre société et ainsi donc nos imaginaires qui en découlent. Partant d’un simple modèle de laboratoire, la figure de “l’homo oeconomicus” qui représente de manière théorique le comportement de l’être humain est à la base du modèle néoclassique qui domine la science économique de nos jours. Selon cette représentation théorique de l’être humain celui-ci serait “rationnel” (il cherche à atteindre des objectifs de la meilleure façon possible en fonction des contraintes qu’il a) et cherche par tous les moyens à “maximiser son utilité sous contrainte”. Il en découle une vision caricaturale d’un Homme égoïste, dépourvu d’émotions, ne cherchant qu’à améliorer son bien-être personnel et surtout se représentant la concurrence comme le seul salut acceptable. Le modèle de l’Homo-oeconomicus dans ce qu’il a d’éclairant sur certains types de comportements économiques aurait cependant dû ne pas sortir du laboratoire et faire croire aux Hommes qu’ils fonctionnent de cette manière car il a ouvert la porte à un monde qui érige la concurrence comme la solution à tous les maux (on peut le voir dans le contexte actuel avec la note déposée par la “Caisse des dépôts et consignations” à l’Elysée qui préconise de “continuer de faire de plus en plus de place au secteur privé dans l'hôpital public”[1]). Les notes et classements dans le système scolaire, la volonté croissante de privatiser tout ce qui ne l’est pas encore, l’esprit “d’entreprise” érigée en vertu, les éditorialistes politiques qui nous encouragent à “investir en bourse” en période de crise financière, la volonté de favoriser le “darwinisme social” dans la recherche [2], etc; tous ces micro-phénomènes sont omniprésents dans notre quotidien et nous inculquent ce mythe de la concurrence libre et non faussée qui donne à notre monde et à notre imaginaire la couleur de la compétition. Mais la science économique et le système capitaliste qui en découle ne sont pas les seuls responsables de ce mythe ancré au plus profond de nous.
Pendant longtemps et encore actuellement, l’histoire des espèces vivantes a été comprise et analysée à l’aune de la “sélection naturelle”, notion que l’on doit à Charles Darwin dans son ouvrage De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle (1859). Selon Darwin, les traits favorisant la survie et la reproduction d’un organisme, dans un milieu donné, voient leur fréquence s’accroître d’une génération à l’autre. Dans ce cadre d’analyse, tout comportement altruiste n’a pas lieu d’être tant qu’il ne permet pas à un individu (ou à un groupe d’individus) de survivre et de se reproduire. En trahissant certainement les travaux de Darwin et la finesse de son analyse, on a tendance aujourd’hui à voir dans le darwinisme une théorie expliquant que la compétition entre espèces/individus est souhaitable en ce qu’elle est naturelle et permet de perpétuité la vie des espèces plus “forte” et qui le “mérite”. La compétition apparaît alors comme quelque chose de naturelle et de souhaitable. Pour continuer dans ce sens le biologiste Richard Dawkins dans les années 1970 affirme qu’il existerait un “gène égoïste” chez l’être humain, tant et si bien que tout comportement même altruiste est en réalité égoïste.
Il est dès lors évident que les comportements égoïstes et concurrentiels qui ont pu surgir lors de la crise du COVID-19 ne sont que l’expression concrète de ces récits, mythes et imaginaires qui nous hantent. Bien plus que de dénoncer ces comportements comme le fait d’individus, il convient de pointer la responsabilité de ces comportements aux valeurs qui fondent notre société et aux imaginaires qu’elle porte en elle. Car certes, ces comportements sont peut-être irresponsables mais toujours est-il que l’on nous a appris à agir de la sorte, c’est-à-dire pour notre propre intérêt personnel.
L’existence d’une “autre loi de la jungle” : l’entraide
Pour reprendre David Graeber qui affirmait que “le système s'effondre tout autour de nous précisément au moment où de nombreuses personnes ont perdu la capacité à imaginer qu’autre chose puisse exister”, la culture de compétition est reine précisément parce que l’on a “perdu la capacité à imaginer qu’autre chose puisse exister”. Pourtant il existe bien autre chose, un autre récit, un autre imaginaire qui peut émerger et qui est historiquement sous-estimé dans l’histoire de l’évolution. A l’heure de l’homo-oeconomicus et de la privatisation à toute allure, l’entraide fait figure de résistance.
Les sciences sociales, par opposition à la science économique qui s’est construit autour de la figure de l’homo-oeconomicus, ont pendant longtemps mis en valeur l’importance de l’entraide dans nos sociétés. Le sociologue et anthropologue Marcel Mauss dans son “Essai sur le don” (L’année sociologique, 1923) a ainsi montré l’importance de la culture de l’entraide dans de nombreuses sociétés à travers le schéma du “don contre-don”. En opposant ce qu’il appelle “l’économie de don” et “l’économie de marché”, Marcel Mauss montre ainsi à quel point le modèle classique de l’économie néglige le contexte social de l'individu et oublie totalement le poids de la société, des rites et cultures qui sont à même de modifier son comportement. L’individu est alors bien plus qu’un simple être égoïste mais bien un être social qui fait des choix en fonction certes parfois de son intérêt mais surtout en fonction des autres, de ses semblables. De ce cadre d’analyse émerge donc un individu pro-social qui peut cultiver des comportements désintéressés d’entraide et d’altruisme.
Au-delà de la possibilité d’imaginer de tels comportements grâce aux travaux anthropologiques, il convient maintenant de montrer que l’entraide n’est pas un comportement purement social et extérieur à la “nature humaine”. Avoir des comportements altruistes ne dessert pas l’individu, au contraire, il lui permet de surmonter certaines épreuves et d’améliorer sa résilience. Pablo Servigne et Gauthier Chapelle dans leur ouvrage L’entraide, l’autre loi de la jungle (2017) ont ainsi très bien montré qu’il existe “naturellement” et instinctivement des comportements d’entraide permettant aux espèces de perdurer et de survivre. Ce renversement du cadre d’analyse darwinien n’est pas récent bien que méconnu. Le géographe, anthropologue anarchiste Kropotkine a ainsi pu dire dans son ouvrage L’entraide, un facteur de l’évolution (1906) que “l’entraide est le fait dominant de la nature”. En effet, il apparaît que de nombreuses espèces font preuve d’entraide pour survivre et ne sont pas en lutte acharnée entre elles. De nombreux phénomènes de symbiose (association biologique, durable et réciproquement profitable entre 2 organismes vivants) sont alors observables dans la nature. L’exemple le plus parlant et impressionnant est certainement celui du bernard-l’hermite qui s’associe souvent avec une anémone de mer. L’anémone, sur le dos du bernard-l’hermite profite des restes de nourriture de celui-ci, tandis que le bernard-l’hermite se voit protégé par les tentacules de l’anémone. Si l’on essaie de comprendre ces phénomènes d’entraide à travers les comportements de l’être humain, on s'aperçoit que lui aussi n’est pas exempt de comportements pro-sociaux. Lorsque nous devons prendre des choix rapides sans utiliser notre “raison” (cerveau préfrontal), nous sommes beaucoup plus enclins à faire des choix qui s’apparentent à de l’entraide. Il en découle que bien souvent, l’être humain en situation d’urgence, de crise et de non-abondance, a tendance à favoriser les comportements d’entraide plutôt que les comportements de compétition. On voit donc que l’entraide ne mérite pas d’être autant oublié au profit d’une culture de la compétition qui est infondée historiquement et scientifiquement. Sans pour autant négliger les comportements de compétitions qui peuvent exister chez le vivant, il convient de mettre en valeur l’existence de cette “autre loi de la jungle” qu’est l’entraide. Finalement comme l’écrivait Edward O Wilson “l’égoisme supplante l’altruisme au sein des groupes, les groupes altruistes supplantent les groupes égoïstes. Tout le reste n’est que commentaire”.
Pour une société de l’entraide
En définitive et en dernière analyse, nous arrivons à la conclusion que l’être humain n’est pas par “nature” un être égoïste qui ne se projette que dans un univers de compétition absolue. La science a ainsi montré qu’il existait chez le vivant des comportements d’entraide qui sont plus efficaces pour survivre dans certaines conditions. Si la crise du COVID-19 que nous connaissons aujourd’hui est une situation de crise qui remet notre mode de vie quotidien en question, elle a le mérite de nous enseigner plusieurs choses. Premièrement, elle a pu exacerber certains comportements individualistes et compétitifs (vols de masques, ruées dans les supermarchés, surveillances et dénonciations du voisinage...), qui prennent leur source dans l’essence compétitive de notre société. Mais la crise sanitaire actuelle a également montré l’inverse. Qu’une culture de l’entraide est bien plus efficace pour gérer la crise et augmenter la résilience de la société à son égard. Ainsi, les nombreux dons, le soutien au personnel soignant et aux différentes personnes qui travaillent malgré la crise, la confection de masques par de nombreux habitants, etc montrent qu’au plus profond de nous l’entraide reste présente. Il s’agit alors de renverser le jeu et de nous construire des imaginaires qui peuvent penser des sorties de crises par l’entraide. Pour cela, c’est bien toute notre socialisation, notre culture et plus généralement notre société qu’il faut bouleverser pour non plus nous définir comme des homo-oeconomicus mais plutôt comme des “homo-sociologicus” (Bourdieu).
“La morale collective actuelle nous fait croire que l’important c’est de l’emporter sur les autres, de lutter, de gagner. Nous sommes dans une société de compétition. Mais un gagnant est un fabricant de perdants. Il faut rebâtir une société humaine où la compétition sera éliminée. Je n’ai pas à être plus fort que l’autre. Je dois être plus fort que moi grâce à l’autre.”
Albert Jacquard
Notes :
[2]
Thomas LÉVÊQUE

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