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Va-t-on vers un exode urbain ?

Dans son article du 27 avril 2020, mon camarade Benoît SOYEZ nous parlait de la fin de l’ère des villes-mondes, la crise du Covid 19 ayant révélé au monde la grande vulnérabilité de ces mégalopoles. Mais selon de nombreux médias, cette crise pourrait également signifier la fin des villes tout court. La pandémie a en effet rebattu les cartes autour du mode de vie des citadins. Certains aspirent désormais à une vie plus rurale, au grand air, laissant de côté la densité, le bruit et la pollution. Alors, plus d’un an après le début de la crise sanitaire, va-t-on vers un exode urbain ?


Une dynamique déjà à l'oeuvre...


Quitter la ville (la capitale en particulier) n’est pas un phénomène nouveau. Mais ce mouvement vient combattre une vision du progrès qui, depuis le 19ème siècle au moins, devait conduire des populations précaires à quitter la campagne pour s’installer dans les grands centres urbains (exode rural). Depuis 1975, et surtout après 1990, un renversement s’installe : le rural redevient accueillant. La périurbanisation[1], puis la rurbanisation[2] ont enclenché le processus. De plus en plus de jeunes s’installent à la campagne, s’y intègrent et y créent une activité économique. Dans un sondage IFOP d’avril 2019, 57 % des urbains exprimaient d’ailleurs déjà le souhait de quitter la ville pour la campagne.


...mais renforcée par les mesures de confinement


Une tendance à l’œuvre depuis quelques décennies donc, mais que le confinement généralisé décrété en mars 2020 semble avoir accentuée. Le confinement ne devait ne durer que quinze jours, mais cela n’a pas empêché un grand nombre de Parisiens de fuir vers d’autres régions plus rurales, dans leur résidence secondaire ou auprès de leur famille. Selon une étude menée par l’INSEE et Orange, ils seraient 200 000 Parisiens à avoir fui vers la province, soit plus de 10 % de la population intra-muros. À l’échelle de la France, 1,6 million de Français auraient changé de département pendant la période épidémique et les deux seuls départements présentant un solde de résidents négatifs seraient Paris et les Hauts-de-Seine. Les chiffres montrent donc que la pandémie a engendré une vague massive de départs de la ville vers la campagne. Une partie de ces départs est seulement temporaire, et concerne des citadins qui retrouvent, retrouveront ou ont déjà retrouvé leur logement en ville. Mais pour d’autres, la crise a permis d’enclencher une véritable transition vers le monde rural.


Un besoin de retour à la nature


Face au sentiment d’être « pris au piège », « d’étouffer » dans des appartements exigus, la plupart évoquent une envie « d’être au calme », un rêve d’espace, de jardin, de vie au vert. Certains ont ressenti « un fort besoin de connexion avec la nature ». Avant la crise, la plus faible densité d’employeurs, surtout dans des spécialités rares ou pointues, rendaient parfois difficile de trouver des postes à la campagne dans son domaine d’activité. Et tout le monde n’avait pas forcément l’envie de changer de métier ou de vie pour se lancer dans l’élevage ou la permaculture. Pour quitter la ville, certains avaient déjà choisi des modes de vie pendulaires, préférant conserver leur travail dans une agglomération pour pouvoir vivre à la campagne ou dans une petite ville, mais les contraintes étaient fortes. Avec le coronavirus et le télétravail, la donne a changé, car il est devenu plus aisé et plus accepté socialement et dans le monde de l’entreprise de travailler depuis son domicile. Les travailleurs sont même exhortés à le faire pour réduire les risques de transmission du virus. De nombreux citadins ont donc pu télétravailler depuis la campagne, et retrouver un environnement plus sain, un air plus respirable et un cadre de vie bien plus agréable.


La campagne, une alternative tentante face à l'urbain


Mais au-delà du « besoin de nature », les campagnes apparaissent également comme une alternative au modèle urbain hyperconcentré et capitaliste, avec la possibilité d’une vie plus simple, solidaire et écologique. Plusieurs témoignages évoquent un changement radical de mode de vie : logement en éco-construction dans un hameau au cœur de la forêt, espaces de coliving à la campagne… Surtout, les périphéries se distinguent par de nombreuses initiatives reposant sur les circuits courts pour assurer aux habitants des produits de qualité plus écologiques et aux agriculteurs et paysans un réseau de vente quand les marchés sont fermés ou contraints.


« Aujourd’hui, il est nécessaire de "dé-consommer", et c’est pourquoi l’exode urbain est souhaitable pour l’avenir de notre société après la crise de Covid-19. Avec le changement climatique, les individus se sentent plus vulnérables en ville et c’est la différence fondamentale avec l’exode urbain des années 70 : on n’a pas le choix d’imaginer une autre manière de vivre, on a une responsabilité à construire une alternative. Donc il faut repenser le rapport à la ville, avec une projection plus positive de la ruralité, il faut une "rural pride". »

Claire Desmares-Poirrier, autrice paysanne en Bretagne

Claire Desmares-Poirrier


La réalité de la transition vers le rural : quelles difficultés et quels dangers ?


Cette transition de l’urbain au rural n’est toutefois pas toujours aisée. Il faut des ressources pour s’installer à la campagne, car si l’accès à la propriété est abordable, il faut ajouter à cela des coûts liés aux transports, à la rénovation du logement etc. Par ailleurs, les personnes qui n’ont pas mis en place des réseaux d’entraides doivent réapprendre certains savoir-faire à l’instar du bricolage et du jardinage. C’est là qu’entrent en jeu des associations ou collectifs d’aide au retour à la ruralité. C’est la démarche du collectif Territoires en Commun, implanté dans le bocage ornais, qui s’est associé au réseau Passerelle Normandie afin de soutenir les individus dans leur transition personnelle et professionnelle vers un mode de vie plus responsable, en lien avec le retour à la ruralité. Des sessions sont organisées au Coliving El Capitan, un tiers-lieu rural, pour découvrir un territoire rural, rencontrer ses acteurs, échanger sur des projets ou idées de transition et d’installation à la campagne.


Page d'accueil du site web de Passerelle Normandie


L’amplification de la dynamique de retour à la ruralité comporte toutefois des dangers à prendre en compte impérativement. Les campagnes peuvent-elles accueillir un flux massif d’habitants venus des villes ? Rien n’est moins sûr aujourd’hui.


« Les espaces ruraux ont été confrontés à un recul, une rationalisation des services publics. Donc pour accueillir une population qui viendrait des espaces urbains, il faut que l’offre de services mais aussi l’offre commerciale suivent. Pour cela, il est nécessaire d’injecter de grands financements publics et privés. Il ne faudrait pas que l’exode urbain serve d’alibi à la fermeture sociologique des métropoles et que les espaces ruraux deviennent des enclaves où se retrouvent les individus à faibles revenus. »

Raphaël Languillon-Aussel, enseignant-chercheur


D’autre part, un tel mouvement migratoire pourrait également avoir un impact environnemental fort. L’étalement de la population se fera forcément au détriment de la nature car pour dédensifier les villes, il faudra en retour urbaniser les campagnes et artificialiser de nombreux espaces fragiles et protégés. Pour accueillir les nouveaux habitants, il faudra donc valoriser le patrimoine bâti plutôt que de la construction.


Enfin, pour la France des campagnes, l’exode rural s’est traduit par un déplacement massif de population, mais aussi, et surtout, par une perte d’identité culturelle et une remise en cause de ses fondements et de ses valeurs. Il faudra s’assurer que l’inverse n’aura pas lieu, et qu’on n’assistera pas à une « gentrification rurale ». Or, de plus en plus de territoires ruraux versent, à l’image des métropoles, dans les politiques classiques de compétitivité et d’attractivité (marketing territorial, politique culturelle, territoire écologique, créatif, innovant visant à attirer entrepreneurs urbains et classes supérieures) et peu s’autorisent des politiques non conventionnelles. Ce phénomène mimétique semble d’autant plus risqué que dès 1978, Michel Marié et Jean Viard nous alertaient en affirmant que « les villes n’ont pas les concepts qu’il faut pour penser le monde rural »[3].


Mais alors, comment penser depuis la ruralité ?


Selon Nicolas Senil, géographe, il s’agit « d’ouvrir un autre référentiel qui pourrait à son tour servir à relire les dynamiques contemporaines. Le référentiel urbain moderne a construit un monde essentiellement social, prédictif et rangé. Ses formes spatiales correspondent à des zonages, des voies de circulation rapides et de l’empilement où l’artificialité se conjugue avec la densité. Le rural accueille, en coprésence, une diversité de réalités. La naturalité se vit dans la proximité. L’enjeu de l’intégration de nouveaux habitants dans le rural est d’autant plus fort, qu’en plus de toucher la vie des communautés locales, il se doit de concerner ici plus encore qu’ailleurs les milieux écologiques. ».


Si l’on veut préserver les campagnes, il faudra donc travailler collectivement pour ouvrir et alimenter le champ de la réflexion autour de ces nouvelles transitions vers le monde rural.


Elsa Charrier

[1] Processus d'extension des agglomérations urbaines, dans leur périphérie, entraînant une transformation des espaces ruraux. [2] Urbanisation lâche des zones rurales à proximité de villes dont elles deviennent les banlieues, par l'introduction de pratiques sociales et d'activités liées au mode de vie urbain [3] Péchoux Pierre-Yves, La campagne dans l'espace urbain : Michel Marié et Jean Viard, La campagne inventée (1980)


Sources :















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