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Tirer les leçons de l'incendie de Lubrizol

Dernière mise à jour : 18 avr. 2020

Le 26 septembre 2019, à Rouen, un incendie fût déclaré à l’usine de produit chimique Lubrizol classée Seveso seuil haut. Concernant la gestion de la crise au temps T, il y a de quoi se "féliciter"aux yeux de Patrick Berg, Directeur Régional de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement (DREAL) :

« Aucun mort, aucun blessé et des résultats environnementaux satisfaisants »

Si aucun mort n’est à déplorer, la fumée de l’incendie et les produits utilisés pour maîtriser ce dernier eurent des conséquences sur la santé humaine (huit hospitalisations, de nombreux maux de tête et vomissements), sur l’activité économique et agricole ainsi que sur les écosystèmes environnants. Cet incident, s’il reste isolé, n’en est pas moins le successeur d’une série d’explosions telles que celle de l’usine de Feyzin en 1966, de l’usine Seveso en 1976, ou encore de l’usine AZF en septembre 2001. Cet article a pour objectif de comprendre pourquoi de telles crises surviennent encore ponctuellement, quelles réponses y sont traditionnellement formulées, et comment dépasser l’insuffisance de ces dernières.

 

Il reste illusoire de penser pouvoir faire disparaître complètement le risque d’incendie industriel. Les crises ne sont en effet jamais issues d’un seul élément déclencheur mais sont le résultat de plusieurs facteurs cumulés interconnectés (Reason, 1990). C’est encore plus vrai dans le cas des incendies, dont les causes sont souvent difficilement identifiables - qu'ils soient d'origine accidentelle, criminelle ou naturelle. Pourtant, nous pouvons tenter de comprendre d’où ils proviennent et par quels processus ils évoluent en véritables catastrophes. Dressons le tableau des facteurs de vulnérabilité qui augmentent l’occurrence des incendies industriels ainsi que l’ampleur des dégâts qu’ils causent.

Parmi l’ensemble des parties prenantes à la gestion pré-, post- et durant la crise, on peut ainsi regrouper :

  1. Le SDIS (pompiers)

  2. Les services d’ambulance et les hôpitaux de la région

  3. La DREAL

  4. La cours de justice

  5. L'Ineris, agence chargée de l'évaluation des risques industriels

  6. Le groupe Lubrizol et la direction du site en question

  7. La mairie de Rouen

  8. Le gouvernement

La réponse des États après chacune de ces incidences consiste à renforcer réglementations et lois déjà en vigueur pour éviter de nouvelles catastrophes. La déclaration de l’état de catastrophe technologique par exemple, introduite en droit français après le drame d'AZF en 2001, permet la prise en charge de certains travaux par les assurances. Les Plans d’Opération Interne (POI), les plans Orsec, ou encore les Plans Particuliers d’Intervention (PPI) virent également le jour dans ces conditions. Lubrizol ne fait pas exception.

Le 17 décembre 2019, une proposition de loi portant création d’une Autorité de Sûreté des Sites Seveso fut déposée. En outre, la gestion de l’après crise Lubrizol inclut l’ouverture d’une enquête afin de déterminer les causes et éventuel(le)s responsables de l’incendie, de même que l’indemnisation de 453 agriculteurs/agricultrices par l’entreprise. La question de la participation des médias à la diffusion des informations sanitaires fut soulevée, mais aucune réponse durable n’a été donnée par les pouvoirs publics.

Mais quelle efficacité ont ces mesures, vraiment ? A quel point ce nombre varié d’acteurs et d’actrices remplissent-ils leur mission ?

Il apparaît que la violence et l'ampleur des flammes ont dépassé les capacités de certains dispositifs de prévention des risques prévus « sur le papier ». L’audition en justice a apporté son lot de révélations sur les moyens disponibles sur place : les pompiers durent s'en remettre aux poteaux incendie du réseau public autour de l'usine - un raccordement coûteux en temps. Pis encore : la réponse législative réflexe peine à réduire réellement l’aléa incendiaire à sa source. Lubrizol avait été mis en demeure 3 mois avant l’accident. Ainsi, l’interaction entre agents publics et privés, essentielle à une résolution rapide de la crise, est directement dépendante de leur bonne volonté à coopérer.


Toutes les mesures citées visent en fait à la réduction de la prévalence du risque d’incendie sur le territoire. L’ampleur de la crise demeure, elle, imperturbée par ces précautions - et rembourser après coup une part des individus impactés ne permet pas de leur redonner ni la fertilité de leurs terres, ni leur confiance dans les services publics, ni leur santé.


 

Que faire, alors ? La réponse nous est fournie par les travaux de Sophie Cros et Raphaël de Vittoris, « Apprendre à favoriser les apprentissages entre acteurs privés et publics : cas d’un site Michelin » (Gestion 2000, vol. volume 36, no. 5, 2019, pp. 41-66). Après avoir observé le site industriel de la ville d’Olsztyn, en Pologne, ils sont formels : il faut simuler des exercices de crises. D’après le chercheur Koenig, trois approches permettent l’apprentissage : la greffe, l’accumulation de savoir et l’itération essai-erreur-correction. Les exercices terrain de simulation de crise sont un exemple d’apprentissage par l’expérience, où les actions correctives difficiles à mettre en place en entreprise, deviennent alors un levier pédagogique majeur. C'est une mise en œuvre exemplaire du concept de sensemaking. Voici une illustration simplifiée de sa mise en œuvre :


PRÉPARATION

  • Arranger en coopération avec les sites industriels une allocation de temps et de moyens suffisante pour rendre l’exercice pertinent.

  • Créer un poste de chargé(e) de résilience.

  • Lui confier la tâche d’orchestrer l’exercice via un arbre des évènements qui offre un spectre de situations globales de l’incendie de moyenne ampleur à l’incendie majeur avec impact sur les personnes, sur la réputation, sur la confidentialité et sur l’environnement. Chaque branche scénaristique doit se voir attribuer des conséquences propres en termes de nombre de blessés, de morts, de problèmes environnementaux, d’attaques médiatiques, d’effets médiatiques positifs et de conséquences juridiques.


DÉROULEMENT

  • Dérouler le scénario avec l’aide d’animateurs/animatrices jouant le rôle de client(e)s, partenaires commerciaux ou partie civile.

  • Par souci de réalisme optimal, ajouter des arrivées permanentes voire anxiogènes d’informations d’importance négligeable. L’objectif est d’insuffler une ambiance stressante durant la durée de l’exercice afin de s’assurer de la solidité des liens entre les gestionnaires de crise.


BILAN

  • Organiser une heure de débriefing obligatoire pour partager les observations des participant(e)s et de l’observateur/observatrice.

  • Élaborer avec l’aide d’expert(e)s une estimation des conséquences finales (humaines, environnementales, médiatiques et juridiques).

  • Lister une première ébauche du plan d’actions correctif à mettre en place.


 

Si la simulation de crise réduit adéquatement les vulnérabilités face aux crises industrielles, on peut toutefois se demander si la résilience se limite à ces protocoles de sécurité. Dans un entretien accordé le 3 janvier 2020 à J.M. Devron et E. Lehoux au nom de la revue Regards Croisés, Enora Choparp, employée à la Mairie de Rouen et militante Alternatiba, s’exprima ainsi :

« Sur Lubrizol, on a dit : "pas de réouverture partielle dans ces conditions". Les questions à poser sont : quels types d’emplois ? pour produire quoi ? quelle société on veut ? Tant qu’on est dans le tout voiture, on reste dépendant de Lubrizol, comme de toute la chimie. »

En réponse à la montée de facteurs de vulnérabilité qu’entraîne la crise climatique, peut-être sera-t-il un jour nécessaire d’encadrer à l’échelle nationale, voire européenne, l’usage des produits toxiques à l’origine de la crise de Lubrizol.

Morgane ARZUL




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