Crise sanitaire, crise de nos démocraties libérales ?
- Etudiant
- 18 avr. 2020
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S’il est parfaitement légitime, dans un contexte de crise sanitaire, de donner à l’Etat les pouvoirs dont il a besoin, et nécessaire d’appliquer des mesures d’état d’urgence, celles-ci doivent cependant être proportionnelles à la menace, exclusivement liées à la crise, et limitées dans la durée.
Or, nombreux sont les citoyens, politologues ou encore historiens, à exprimer leurs craintes que cette crise sanitaire devienne un prétexte pour inscrire dans la durée des mesures répressives, inadaptées et disproportionnées. Associées à un renforcement opportuniste et autoritaire du pouvoir de l’Etat, elles viendraient miner nos démocraties libérales.
L’Histoire nous donne suffisamment d’exemples de lois antidémocratiques, mises en place dans des contextes exceptionnels, qui ont perduré bien au-delà. Le Patriot Act, adopté aux Etats-Unis dans le cadre de la lutte antiterroriste au lendemain du 11 Septembre 2001, a posé les bases d’un système de surveillance global et systématique.
Les spécialistes des données alertent contre ce qu’ils appellent « l’usage secondaire », l’utilisation d’une mesure à des fins autres que celles visées à l’origine. Un appareil de contrôle, développé par les Etats-Unis pendant la Guerre Froide contre l’URSS, a finalement servi au FBI à surveiller des militants des libertés civiles, dont Martin Luther King, et dans les années 1970 a été utilisé contre des militants pacifistes mobilisés contre la guerre du Vietnam. Doit-on craindre du contexte actuel qu’il justifie de telles dérives ?
La rhétorique guerrière employée par nombre de dirigeants mondiaux, le tonitruant « nous sommes en guerre » d’Emmanuel Macron, ont de quoi effrayer. La crise sanitaire du Covid-19, « guerre du peuple » d’après le président chinois, « notre grande guerre » selon Donald Trump, autorise des mesures extraordinaires et la suspension temporaire de l’ordre libéral démocratique. Elle fait taire toute forme de protestation et sème la peur, carburants essentiels des dérives autoritaires.
Ainsi, certains dirigeants font de la crise une opportunité de renforcement du pouvoir de l’Etat :
Donald Trump, qui a compris tout le potentiel politique de la crise, revendique des pouvoirs exécutifs exceptionnels : il affirmé lundi 13 avril que lui seul avait l’autorité de rouvrir son pays confiné, avant de menacer, le 15 avril, d’utiliser des pouvoir constitutionnels jamais employés auparavant pour suspendre le Congrès, si celui-ci ne valide par la nomination de ses candidats à des postes clés.
Viktor Orbán se sert lui de la pandémie pour achever la démocratie hongroise, et la « Loi Coronavirus » adoptée lundi 30 mars l’autorise à gouverner par décrets pour une durée illimitée. « L'épidémie sert de prétexte évident à Orbán pour consolider son pouvoir et légitimer un nouveau recul démocratique » observe la politologue Edit Zgut.
La crise sert également de prétexte pour faire passer des lois répressives, excessives et problématiques :
Certaines mesures disproportionnées risquent d’avoir des conséquences lourdes pour certaines populations. Au Royaume-Uni, la draconienne « Loi Coronavirus » confère des pouvoirs considérables à la police et aux services de l’immigration, autorisés à interpeller toute personne soupçonnée d’être porteuse du virus. Alors que les mesures à la suite du 11 Septembre 2001 ont fait des Britanniques de confession musulmane la cible de la répression de l’Etat, ne risque-t-on pas qu’il en aille de même cette fois pour les citoyens d’origine chinoise ?

La formulation floue de ces mesures dites « d’exception », notamment sur la surveillance étatique, pourrait servir à en justifier indéfiniment l’extension, comme alerte Lawrence Cappello, professeur à l’Université de l’Alabama et auteur de None of you damn business: a History of Privacy in the United States. « Je ne connais pas beaucoup de cas où des agences de renseignements ayant gagné de nouvelles prérogatives ont ensuite accepté d’y renoncer ». Il explique que « S’il est une chose que nous enseigne l’histoire de la surveillance étatique, c’est que les systèmes de ce genre, aussi nobles soient leurs intentions premières, finissent souvent par être retournés contre les citoyens ». Ainsi en France par exemple, il est légitime que l’application de tracking « StopCovid » inquiète les citoyens. Il conclut : « le + difficile va être ensuite de justifier ces entraves quand la pandémie sera terminée », qu’en sera-t-il ?
Doit-on craindre que les dirigeants mondiaux fassent de la crise sanitaire un prétexte pour renforcer durablement leur pouvoir et restreindre la démocratie ?
La première piste, la moins souhaitable évidemment, est de répondre que oui, il faut craindre les dérives autoritaires vers des Etats policiers.
L’historien israélien Yuval Noah écrit « le coronavirus a tué la démocratie », alors que le premier ministre israélien sortant, Benyamin Nétanyahou, espère que le coronavirus lui offrira la possibilité de se maintenir au pouvoir et d’échapper à la prison, son procès pour corruption étant reporté.
Mais notons que les mesures de ce même premier ministre, associant lutte contre le virus et lutte antiterroriste, ont immédiatement été dénoncées comme antidémocratiques et ont provoqué des manifestations le 19 mars dans plusieurs villes du pays.
Le refus, par la population, des agissements anti-démocratiques du chef du gouvernement, en Israël comme ailleurs, peut nous faire espérer une deuxième piste, hautement préférable, du retour des démocraties, par l’abrogation des lois et mesures exceptionnelles.
Mais le scénario le plus enviable ne serait-il pas d’apprendre de cette crise pour renforcer nos démocraties, pour un état d’urgence qui ne soit pas synonyme de dérive autoritaire ?
Nous pourrions envisager trois étapes nécessaires à sa mise en place :
1. Dans l’immédiat et les prochains mois, il semble que nous devions, chacun de nous, nous battre pour refuser ces mesures dangereuses, rétablir nos libertés et le système démocratique.
2. Ensuite, la proposition du politologue néerlandais Cas Mudde m’apparait très pertinente : à l’avenir, chaque nouvelle « mesure d’exception » devrait selon lui faire l’objet d’un examen individuel en répondant à trois questions :
Qu’apporte-t-elle à la lutte contre le coronavirus ?
Quelles en sont les conséquences négatives pour la démocratie libérale ?
Quand sera-t-elle abolie ?
Si l’on ne parvient à répondre à l’une de ces 3 questions, la mesure devra être rejetée d’après Mudde.
3. Enfin, il me semble que l’impréparation et la précipitation ont joué un rôle causal dans ces dérives nombreuses face à l’état d’urgence : mieux préparer nos démocraties aux crises à venir, sanitaires mais également environnementales par exemple, les anticiper, apparaît indispensable pour conserver des démocraties solides et résilientes face aux crises.
Pour conclure, je ne peux que vous conseiller de lire sur ce même blog l’article de Christiana Minaev, Que faut-il craindre d’un virus liberticide ? qui aborde également la question de l’Etat de droit et des libertés en tant de crise, mais dans une perspective individuelle : quels sont les effets liberticides du confinement, les craintes des individus quant à l’exploitation de leurs données et au tracking, quel rôle joue l’impossibilité de manifester et donc d’exprimer un avis publiquement ?
Hélène CAUWEL

Merci pour cet article très intéressant, qui combine un état des lieux important à dresser et des propositions pertinentes pour la suite. Je me demande si un parallèle pourrait être tracé entre les mesures de réponse à la crises sanitaire et celles en réponse à une menace de guerre civile, ou de terrorisme. D'après toi, comment peut-on accorder la proclamation d'un état d'urgence de manière générale, avec tout ce que cela implique en terme de concentration du pouvoir, avec le respect de nos démocraties libérales ?